A la fin de 1920, Shmuel Dayan désespère d’arriver à convaincre les membres de Dégania de partir vers de nouveaux villages. Avant que Moshé n’atteigne l’âge de 6 ans, la famille abandonne Dégania. Dvora qui n’avait pas été bien accueillie au début par le groupe, s’était adaptée et avait su se faire aimer par les camarades; elle suivait à présent son mari le cœur brisé. Dans son style sensible et poétique, elle dernier regard qu’elle jeta sur le lac Kinnereth avant son départ : » Au-dessus d’un nuage flottait la lune; sa silhouette plongeait dans l’eau; ses rayons s’y brisaient. Elle répandait sa lumière sur un monde réduit au silence, sur cette vie interrompue prématurément. Mon cœur se serre de douleur. »
Dans l’attente de recevoir l’autorisation des institutions développement pour la création du village et l’allocation du terrain à cet effet, la famille Dayan séjourne quelques mois à Tel-Aviv et habite dans la cave d’une maison. Shmuel se démène pour améliorer chaque jour leur installation tout en se consacrant à l’activité politique au sein du parti Hapoêl HaTsaïr(le jeune travailleur) fondé par des disciples d’A.D. Gordon et qui rivalisait avec le Poaleï Tsion(Travailleurs de Sion) pour attirer les faveurs des ouvriers issus de la deuxième Alyah. Il est absent de la maison la plupart du temps. Dvora aussi s’efforce de travailler pour le gagne-pain de la famille, dans l’un des bureaux du parti. Moshé, âgé de 6 ans est déposé le matin dans une jardinière d’enfants. L’après-midi, on l’enferme à la maison de peur qu’il ne sorte et se perde dans la grande ville. Quand il tente un jour de briser la fenêtre, son père le punit à son retour de la maison avec quelques gifles. Cela ne sera pas la seule cause du lent affaiblissement de l’affection que portera Moshé pour son père au cours des années.
Après quelques mois d’attente, au cours de l’été 1921, Shmuel, Dvora et une poignée de camarades montent les premières tentes du premier village organisation selon le « modèle familial ». La majorité des villages arabes près desquels furent fondés les villages juifs avaient conservé le souvenir des noms bibliques. Ainsi le nouveau village est fondé sur les terres du village arabe de Mahaloul. Or le livre de Josué (XIX, 15) rapporte le nom d’une cité proche de ce lieu, sur le territoire de la tribu de Zevoulon et portant le nom de Nahalal. Il ne leur en faut pas plus pour décider que le nom arabe de Mahaloul n’était qu’une déformation du nom de la cité antique et que leur village s’appellerait Nahalal.
Une grande émotion saisit ses habitants quand à l’occasion de travaux de fouilles furent découverts les ruines d’un ancien établissement. Il s’agissait d’un village cananéen conquis au deuxième siècle avant notre ère par les Maccabées et qui s’appelait Shimonya. Les anciennes murailles, les mosaïques et les ruines d’une synagogue unirent les nouveaux villageois autour de leur passé et renforcèrent leur croyance que par leurs actions ils faisaient resurgir le passé de la poussière.
Dans ses mémoires, Shmuel Dayan se donne la peine de citer des sources de la Bible, du Talmud et des écrits de Flavius Josèphe, comme si elles constituaient des certificats notariaux démontrant le droit des juifs sur cette terre. Il n’est pas ignorant de la présence des arabes dans le village voisin mais il décrit longuement la dégénérescence, la pauvreté et le gaspillage de l’eau du sol qui caractérisaient selon lui la vie des arabes de Palestine. Sa description n’est pas exempte de préjugés. Il décrit » les adultes assis sur leurs talents de manière indolente, discutant entre eux de choses futiles… Certains vivent par la ruse et la querelle, complotant et intriguant l’un contre l’autre. Dans leur village, il y a deux moktars, un musulman et un chrétien qui se haïssent mortellement l’un l’autre. Ce n’est pas ainsi que son fils Moshé verra ces gens parmi lesquels il aura passé son enfance.
Les premières tentes sont dressées sur une colline située en bordure des montages de la Basse-Galilée et d’où l’on contemplait la vallée d’Izra’el. Plus tard ce lieu abritera le cimetière de Nahalal où seront enterrés Dvora et Shmuel Dayan. Moshé Dayan sera également inhumé à côté des membres de sa famille. Le moshav sera construit sur un plateau au centre des terres appartenant à l’administration pionnière.
Il faut commencer par assécher les marécages aux alentours infestés par les moustiques propagateurs de la malaria. Rapidement tous les camarades sont victimes de cette maladie, avalant de la quinine pour alléger leurs souffrances tout en continuant à travailler. Moshé, Dvora comme les autres enfants et mères sont forcés de passer quelques mois dans la ville de Nazareth. Ils se réfugient dans cette ville, poussés autant par la peur des moustiques que par la vague de violences qui déferle à nouveau en cette année 1921. Des rumeurs se répandent selon lesquelles des nationalistes palestiniens se prépareraient à attaquer le camp des pionniers sur la colline.
Tout en séjournant à Nazareth avec Moshé, Dvora donne naissance à Aviva. C’est dans cette ville que Moshé commence à étudier dans un école improvisée et établie provisoirement dans le quartier des femmes et des enfants. Bien que Nahalal soit à moins d’une heure de marche de Nazareth, Shmuel ne leur rend pas souvent visite. Il travaille de longues heures dans les marécages et les champs; il est trop fatigué pour emprunter la montée abrupte en direction de la ville arabe. Au lieu de cela il écrit des lettres à son fils. Il est douteux que celui-ci est été capable de les lire seul; et si sa mère lui en a lu les contenus, les a-t-il compris et en a-t-il été impressionné ?
Son père est totalement plongé dans l’entreprise sioniste et ses lettres sont remplies de prêches idéologiques et d’explications historiques courantes dans la bouche des militants. Il ne raconte pas ses propres expériences concrètes mais il tente d’inspirer à l’enfant ses convictions sionistes. Par exemple il lui écrit : « Quand j’avançais derrière la charrue ce matin, je savais que cette terre était labourée pour la première fois avec une charrue européenne et c’est pour cela que c’était difficile. » Il demande à l’enfant: « Et quand les juifs ont-ils labouré cette terre ? » Et le voila parti dans une conférence sur l’histoire du peuple juif en diaspora, l’apparition du mouvement sioniste et son aspiration à sauver la Terre de la désolation.
Au printemps 1922, dès que la violence diminue en Palestine, les familles reviennent à Nahalal et elles peuvent rapidement investir les baraques construites aux endroits prévus pour cela dans le moshav. Nahalal fut bâtie sur un modèle de cercles concentriques. Au centre le cercle public contenant les bâtiments de la communauté : la maison du peuple, le château d’eau, les bureaux communautaires et des appartements d’habitation pour les quelques habitants qui n’avaient pas d’activités agricoles. Dans le deuxième cercle les habitations des pionniers et juste après le cercle des cours des fermes familiales constituées de l’étable, de l’écurie, du poulailler, du grenier et des équipements agricoles et de production. Au-delà des cours, s’étendent les terres allouées aux familles, comme des rayons sortant du centre en direction de la vaste vallée.
La vie des premières années à Nahalal est difficile et engendre beaucoup de souffrances. En plus de la malaria oppressante, les pionniers sont forcés de travailler depuis l’aube jusqu’aux heures tardives de la nuit. Ils espèrent produire grâce à la ferme la majorité de leurs besoins personnels: du lait et du fromage de l’étable, de la viande du troupeau, des fruits et des légumes du jardin et de la farine des champs. Mais avant que le ferme atteigne sa vitesse de croisière, ils connaissent la honte de la faim. Les lettres de Dvora de cette époque témoignent d’une grande souffrance.
Cependant pour Moshé âgé de 7 ans, c’est un paradis riche en ruisseaux, en vergers, en flore, en rassemblement d’oies et en troupeau de menu bétail. Il grand comme l’herbe des champs, proche de la terre. Ici il peut vagabonder sans être dérangé à travers de vastes prairies. Dès le plus jeune âge, il s’exerce au travaux de la ferme, et dès l’âge de 10 ans, il sait traire les vaches, conduire les mules attelées à une charrue pour rapporter la récolter des champs et même labourer le potager près de la maison.
Dayan se souvient aussi qu’il restait debout de longues heures à côté d’une cuve pleine de figues posée sur un bûcher dans la cour et qu’il devait remuer le contenu collant qui deviendrait à la tombée de la nuit une confiture parfumée et goutteuse. Et rapidement, il tient la charrue attelée à deux vaches et son père marchant pas à pas derrière lui et semant les graines dans les sillons noirs. Le dur travail manuel marquera les pommes des mains de Moshé qui restèrent toute sa vie noueuses comme celles d’un vieux paysan.
Dvora est souvent malade et forcée de rester éloignée de la maison pendant de longues semaines, à l’hôpital ou en maison de convalescence. Et voici que naît Zohar, le jeune frère; la maman doit prendre soin des deux jeunes enfants. Pendant ce temps, Shmuel devient l’un des leaders du mouvement des moshavim et est très actif au sein du parti, des organisations ouvrières et paysannes et du mouvement sioniste en général. Il s’absente fréquemment de la maison pour le compte de ses activités publiques et pour des missions dans toute l’Europe et aux Etats-Unis, afin d’enrôler de jeunes juifs dans l’entreprise de développement sioniste en Eretz-Israël. Le jeune Moshé est souvent forcé de prendre seul à sa charge les travaux de la ferme. Il ne s’en plaint pas, bien au contraire. Il raconte à ce propos :
« J’étais seul pour fêter mon 11ème anniversaire. Je faisais sortir les vaches vers les champs, j’arrosais les plantes, je m’occupais des tâches urgentes de la ferme. J’écrivais mon journal, j’écrivais des rimes et je lisais beaucoup. Le fait d’être seul ne m’oppressait pas. J’étais à la maison, labourant les champs d’une jeune plantation, attendant la pluie, surveillant les couvées jusqu’aux éclosions. Et la nuit, j’entendais les bruits des grillons, des grenouilles et des vaches de l’étable. »
Les parents ajoutent à leur modeste demeure une petite chambre dans laquelle il y avait juste assez de place pour un lit et une table d’écriture. Ruth, la future épouse de Moshé, se souvient d’une chambre « dont les murs étaient présentaient de nombreuses fissures ». C’est la chambre de Moshé. C’est là qu’il passe l’essentiel de son temps libre après le travail et les études. Il s’habitue à vivre avec lui-même, lisant et s’abandonnant à ses pensées. Ce penchant à s’éloigner du tumulte de la foule et à rester avec lui-même sera l’un des traits de caractères de Dayan tout au long de sa vie.
Moshé connut de grandes satisfactions au cours de ses études dans la petite école qui fut bâtie dans le village. En 1922 Méshoulam Halévy, jeune professeur, arriva à Nahalal avec la mission d’éduquer les enfants du village. A sa demande une grande tente fut dressée au centre du village mais il préféra enseigner aux plus grands dans la baraque qui lui servait d’habitation. La classe n’était pas organisée selon le schéma classique avec des rangées de bancs et une table pour le maître, posée entre eux et le tableau noir. La pièce de Méshoulam ressemblait davantage à un salon de détente d’une maison familiale: au centre, une grand table à manger, autour de laquelle étaient assis les enfants lorsqu’ils devaient écrire ou dessiner. Quand Méshoulam lançait une discussion, les enfants s’asseyaient sur le canapé ou sur un tapis posé sur le sol. Celui qui préférait lire seul pouvait s’isoler dans un coin sur un tabouret. L’été, le soleil frappait le toit en taule et transformait la pièce en four brulant. Les enfants enflammaient des ronces à l’entrée de la maison afin de faire fuir les moustiques. En hiver la pluie ruisselait du plafond et il fallait disperser dans la pièce des cuvettes et des sceaux afin de recueillir l’eau. Le vent passaient par les fentes et le maitre comparait la baraque à l’arche de Noé.
Méshoulam apporte avec lui les nouvelles tendances en terme d’éducation en vogue en Europe après la première guerre mondiale. les idées de Maria Montessori, de Janousz Korczak, de Gustave Vinquen (?) et d’Anton Makarenko qui plaçaient l’élève au centre de l’action éducative et privilégiaient l’autonomie des élèves. Ces approches étaient adaptée à l’atmosphère moderniste qui avait court en ces temps dans les villages sionistes. L’accent mis par Méshoulam sur l’étude de la nature et de la Bible convient très bien au tempérament de Moshé enfant. Méshoulam organise souvent des sorties à l’extérieur du moshav avec ses élèves au cours desquelles il leur enseigne à reconnaître la richesse de la vie et de la flore. Au lieu de leur inculquer des faits et des versets, Méshoulam Halva tente de stimuler chez ses élèves l’aptitude à la réflexion. et la faculté de jugement en leur communiquant les outils d’un apprentissage autonome. Pour l’éducation d’un paysan intelligent et cultivé, il n’était pas exigé de certificats, de grades ou d’examens.
Il encourage les enfants à tenir un journal intime, à éditer un journal interne et même à s’écrire des lettres les uns les autres. Il les consulte toujours sur la fixation des sujets d’étude et il encourage une vie sociale entre eux. Méshoulam aime la musique et joue de plusieurs instruments. Il éduque ses élèves à l’amour de la musique. Moshé n’a pas l’oreille musicale et au sein de l’orchestre organisé par Méshoulam, il s’efforce de se contenter d’un sifflet qui imite les sons du coucou dans la symphonie des jouets de Haydn, ou d’un triangle dont le son s’entendait avec difficulté. Et même s’il frappait son triangle au mauvais moment, cela ne nuisait pas à l’harmonie du reste de la troupe.
Face à cela les aptitudes de Moshé pour le dessin, la versification et l’écriture d’histoires trouvent à s’épanouir dans le bulletin de l’école. Dans ses mémoires, Dayan raconte qu’il aimait par dessus tout les randonnées. Les Shabbats et les jours de fête il sortait seul ou avec quelques camarade à cheval pour de longues excursions le long de la rivière du Kishon et jusqu’à Marguélot HaCarmel. Plus d’une fois ils dormaient chez des villageois arabes ou dans des tentes de bédouins dans la plaine de l’Emeq.
De nombreuses années lus tard, Dayan publiera le livre « Vivre avec la Bible » dans lequel il parcourt des versets de la Bible et raconte comment ceux-ci se sont combiner avec les étapes de sa vie. Dans l’introduction Dayan précise que sa connaissance de la Bible lui vient de enseignements du professeur Méshoulam Halévy qui lui présentait la Bible comme une matière vivante sur fond de paysages de la Terre d’Israël :
« Les évènements qui s’étaient passés il y a 3.000 ans étant devant nos yeux. La réalité qui nous entourait tous aidait à enjamber le temps et à revenir aux époques anciennes, celles de nos pères et des héros de notre peuple. La seule langue que nous connaissions et que nous parlions était l’hébreu, la langue de la Bible. La vallée où nous habitions, l’Emeq Israël, les montagnes et les rivières qui nous entouraient, le Gilboa, le Rishon, le Jourdain, tous figuraient déjà dans la Bible. »
Moshé rencontre régulièrement dans les champs les bédouins qui y dressent leurs tentes et mènent leurs troupeaux dans les vallées entourant les terres de Nahalal. Moshé voyait dans les arabes, et en particulier les bédouins, des personnages bibliques :
Nos voisins arabes, les fellahs et les bédouins vivaient et travaillaient comme cela est décrit dans les histoires bibliques. Ils labouraient avec une paire de Bœufs et conduisaient leur bétail à la main. Ils amassaient leurs gerbes dans les grandes du village, battaient le blé au fléau et séparaient la balle du grain avec des fourches. Après le travail, ils somnolaient sous leurs vignes ou sous leurs figuiers, et lors d’un deuil, pendant les funérailles, on entendait de loin, les lamentations déchirant le cœur des pleureuses.
Dayan apprend à baragouiner en arabe et à établir des relations amicales avec quelques arabes. L’un des jeunes bédouins, Ouarsh (signifiant « loup » en arabe) a l’habitude de rendre régulièrement visite à Moshé et à son père lors de leurs travaux au champ et de participer à leur repas au temps du labourage et de l’ensemencement. Plus d’une fois, il les aide à labourer. Moshé tient la charrue et Ouarsh conduit la mule avec les rênes. Un jour une dispute éclate entre des membres de la tribu bédouine et des jeunes de Nahalal à propos des droits d’utilisation des champs de pâturage. Au cours de cette dispute, Ouah frappe Moshé à la tête avec un gourdin. Pourtant Moshé ne lui en garda pas rancune; au contraire il comprit ses motivations :
« Depuis des générations les bédouins font paître leurs troupeaux dans ces wadis et abreuvent leur menu bétail aux sources qui maintenant sont sur nos terres. De notre point de vue c’est un rachat de terre, mais aux yeux de Ouarsh les choses étaient comprises différemment: renoncer aux tentes dans le wadi dans lesquelles ils habitent et leurs ancêtres avant eux. »
On retrouve le dualisme de Dayan : de l’empathie pour les habitants arabes d’Israël et de la compréhension pour leurs motivation, et en même temps la conviction solide dans la nécessité de lutter contre leurs tentatives de porter un coup à l’entreprise sioniste.