Au cours des deux années pendant lesquelles Moshé Sharett est à la fois le chef du gouvernement et le ministre des affaires étrangères, ses relations avec le Chef d’État-major de Tsahal sont saturées par la suspicion et les tensions. Sharett est convaincu que Dayan dépasse ses prérogatives, contourne ses instructions et lui cache des choses. De son côté Dayan ne dissimule pas son opposition aux prises de positions de Sharett sur les sujets touchant à la sécurité et considère que son approche conciliante et sa compréhension du conflit avec les arabes menacent les intérêts vitaux du pays. Sharett comprend bien qu’il n’y aucune chance d’aboutir à la paix avec les arabes dans un avenir proche, mais il croit qu’une politique modérée peut au fil du temps amener à un ramollissement de la position des arabes. En conséquence il pense qu’Israël devrait s’abstenir de souffler sur les braises en faisant un usage excessif de la force.
A l’inverse Dayan est persuadé, comme David Ben Gourion, que l’avenir le plus probable est celui d’une tentative par les arabes de lancer une seconde campagne militaire afin d’effacer leur échec de 1948 et d’éliminer l’état sioniste haï.Dayan est convaincu que pour l’heure les arabes ne sont pas prêts pour une guerre de grande ampleur mais ils s’efforcent par tous les moyens d’empêcher la consolidation de l’état juif, de le faire trébucher et de l’affaiblir. les opérations terroristes menées depuis la frontières, les actions contre le développement des ressources en eaux, l’interdiction de passer par le canal de Suez, le boycott économique contre les pays commerçant avec Israël, la fermeture du détroit menant au port d’Eilat, tout cela et plus encore, témoignent de la volonté des arabes de freiner le développement du pays afin de l’affaiblir dans la perspective d’u conflit final. Dayan estime qu’Israël doit s’opposer à ces efforts y compris en employant la force armée et même au risque d’emprunter un chemin pouvant mener à une guerre généralisée. A son avis, la paix n’est pas du tout à l’ordre du jour.
Dayan méprise aussi les fonctionnaires du ministère des affaires étrangères et les diplomates présents dans les pays du monde entier.Il estime qu’ils sont trop enclins à ne pas tenir tête face aux critiques des goyim et qu’ils ne font pas preuve de suffisamment de courage et de respect de soi lorsqu’ils sont soumis à de fortes pressions. Lorsque Dayan rentre en octobre 1953 de New-York où il a été envoyé pour prêter main forte aux fonctionnaires du ministère des affaires étrangères confrontés aux attaques lancées contre Israël au sein du Conseil de Sécurité à la suite de l’opération sur Qibya, il confie à ses collaborateurs ses impressions sur les diplomates israéliens qu’il a rencontrés. Sa secrétaire a conservé ses propos :
Son sentiment était que leur séjour prolongé aux USA leur avait fait perdre leur « israélité ». A son avis, ils représentaient l’organisation des nations unies auprès du gouvernement israélien avec beaucoup plus de conviction qu’ils ne représentaient Israël auprès de l’ONU. Ils avaient perdu le lien et la compréhension des enjeux sécuritaires auxquels était confronté Israël et le gouffre entre lui et eux était dû à une mentalité différente.
Il est probable que ses propos visaient avant tout Abba Eban, l’habile représentant d’Israël à Washington et au siège de l’ONU à New-York. Cette critique refera surface à plusieurs reprises dans l’avenir. Les deux serviront ensemble dans un gouvernement et défendront des points de vue différents.
La suspicion de Sharett à l’égard du Chef d’État-major se nourrit de deux facteurs. Plus d’une fois le ministre de la Défense, Pin’has Lavon, a ordonné des opérations militaires sans en informer au préalable le chef du gouvernement qui a été surpris d’apprendre par la radio que Tsahal avait menée telle ou telle opération. L’affaire Habish est l’une parmi d’autres. La plupart des opérations sont autorisées par le ministre de tutelle, mais Sharett s’en prend aussi à Dayan qu’il soupçonne d’être à l’initiative de ces opérations et d’agir parfois de son propre chef. Pourtant à cette époque, il y eut plusieurs exemples où des officiers de Tsahal, principalement des parachutistes, agirent sans autorisation du Chef d’État-major, mais Sharett en accuse Dayan sans donner crédit à ses explications.
Par exemple, dans la nuit du 29 juin 1954, une unité de parachutistes organise une opération de représailles réduite contre un campement de la légion jordanienne en Cisjordanie. L’unité tue deux soldats jordaniens et en blesse quatre autres, mais l’un de ses hommes est blessé. Il s’agit d’Its’hak Gibli, que Dayan a connu personnellement du temps où il était le chauffeur d’un officier de l’État-major, Rehavam Ze’evi. L’unité n’arrive pas à le récupérer sur le moment et à sa demande, elle décide de l’abandonner sur place afin d’éviter que d’autres soldats sont capturés. Gibli est fait prisonnier par les jordaniens et soigné dans un hôpital de Ramallah. Afin de protéger la vie du soldat prisonnier, Dayan informe les observateurs de l’ONU qu’une unité de Tsahal a opéré au delà de la frontière et a abandonné un soldat blessé. C’est une démarche tout à fait inhabituelle car Israël ne reconnait jamais ses opérations. Une telle déclaration est de nature à peser sur les diplomates israéliens lors de débats organisés suite à une probable protestation de la Jordanie auprès du Conseil de Sécurité. Avec son ton méprisant caractéristique, Dayan confie à ses collaborateurs : « Si les jordaniens portent plainte à l’ONU, ce ne sera pas grave et le parachutiste mérite bien qu’Abba Eban prononce deux discours en sa faveur… »
Le commandant du bataillon des parachutistes, Arik Sharon, adhère au principe sacro-saint selon lequel on doit pas abandonner des soldats sur le champ de bataille. Il décide de son propre chef de capturer des soldats jordaniens afin d’accélérer la libération de son soldat captif. Dans un premier temps il avait espéré récupérer le soldat sur son lieu de détention mais les jordaniens l’avait déplacé dans une prison plus éloignée. Puis de jeunes femmes en maillot de bain tentent en vain de séduire des soldats jordaniens à Eilat. Ensuite une unité dirigée par Sharon et composée de soldats portant des uniformes d’officiers de l’ONU se prépare à partir pour une mission de kidnapping mais Dayan blâme Sharon et interdit de mettre en oeuvre de telles missions. A de nombreuses reprises au cours de ces opérations de représailles, des complications se produisent qui obligent à élargir la portée des opérations ou à en modifier l’exécution. Dayan comprend que des imprévus peuvent survenir mais il refuse catégoriquement toute extension de l’opération ou initiative programmée à l’avance sans autorisation. Il déclare à Sharon : « je ne serai pas étonné si une opération préparée d’une certaine façon obtienne des résultats absolument différents à cause de circonstances particulières pendant l’exécution. Mais en aucun cas je n’accepterai que l’objectif soit modifié à l’avance et qui ne corresponde plus à ce qui a été autorisé. » Ce ne sera pas la seule occasion où cette question sera à l’ordre du jour et assombrira les relations entre Dayan et Sharon. Malgré cela, Sharett ne fait pas confiance à Dayan et reste persuadé qu’il se trouvé derrière ces opérations.
Le deuxième exemple est plus grave et implique Méïr Har Tsion, très apprécié de Dayan. Le 23 décembre, près de Fin Guédi et de la frontière, des bédouins assassinent Shoshana, la soeur âgée de 18 ans de Méïr Har Tsion, ainsi que son ami Oded Wegmeister originaire de Dégania. Comme son frère Méïr, Shoshana est une jeune femme intrépide qui aiment se promener dans des lieux dangereux. Har Tsion a quitté Tsahal peu de temps auparavant à cause de la maladie de son père. Il part accompagné de quelques amis pour une opération de vengeance privée. L’équipée traverse la frontière et tue un groupe de jeunes bédouins. Il s’avère qu’Ari Sharon était informé de l’opération et qu’il a apporté son aide par l’intermédiaires d’amis. A plusieurs reprises, Sharett revient sur cette affaire dans son journal intime en exprimant ses soupçons sur le fait que Dayan aurait également été au courant de la vendetta et qu’il l’aurait approuvée, sans pour autant apporter des preuves.
Dès qu’il est informé de l’affaire, Dayan, le coeur brisé, décide d’arrêter Har Tsion et ses complices afin de les traduire en justice. L’affaire se complique lorsque les accusés décident de faire appel aux services de Shmuel Tamir, un avocat politique habile, qui avait mystifié le gouvernement lors du procès Rudolf Kastner. Il menace à nouveau de transformer l’affaire en procès politique et d’y attaquer le gouvernement. Ce dernier n’y tient pas et fait libérer les accusés. Sharett s’oppose à l’annulation du procès et soupçonne Dayan d’être à la manoeuvre. Dans son journal intime il rapproche l’état d’esprit qui a conduit à ce crime avec la politique de représailles et de la gâchette facile prônée par Ben Gourion et Dayan. L’amertume et colère apparaissent clairement dans ses propos :
Sans le vouloir nous avons relâché les freins spirituels et moraux qui s’opposaient à l’esprit de vengeance qui entraine l’âme vers le Mal, et par cela nous avons permis et rendu possible qu’un bataillon de parachutistes élève le principe de vengeance à la hauteur d’une valeur morale nationale.
Ceci illustre bien le fossé qui sépare les positions et les conceptions de Sharett et celles de Dayan qui voyait dans ce bataillon le ferment nourrissant de l’armée.